La construction de la dérivation des sédiments du mi-Barataria commencera cette année pour restaurer les zones humides, mais le projet aura des répercussions négatives sur des pêcheurs comme Jason Pitre, un huîtreur Houma.
Reportage par Jonathan Olivier | Photos par Jo Vidrine
Jason Pitre a piloté son bateau à partir du Bayou Lafourche près de Leeville, traversant le marais en vitesse vers Petit Lac ayoù ses lieux de pêche aux huîtres s’étendent sur sept acres. Ce coin du marais remonte à trois générations dans sa famille, la dernière ayant été utilisée par son grand-père décédé, Antoine Whitney Dardar.
À l’époque, Dardar pêchait les huîtres avec sa pirogue comme ses ancêtres Houma. Il a utilisé une fourche pour naviguer à travers des bayous et des canaux, ainsi que le Bayou Rosa qui se trouve au ras. Pour Pitre, ce bayou sert d’inspiration pour sa compagnie d’huîtres qu’il a nommé « Bayou Rosa Oysters ».
Alors que Pitre pilotait vers ces anciens lieux de pêche, le marais qui l’entourait serait méconnaissables aux yeux de son grand-père : le Bayou Rosa est plus large et dégradé, et le Petit Lac est devenu si grand que le vent du sud-ouest d’aujourd’hui a déferlé sur les vagues si grandes que le bateau de 21 pieds risquait d’être submergé. De grandes étendues d’eau libre ont remplacé des baies, des bayous et des bras de mer protégés, faisant partie des plus de 2 000 milles carrés de terres humides qui ont disparu en Louisiane depuis les années 1930. Selon les chercheurs, 4 000 milles carrés de plus disparaîtront au cours des prochaines décennies si on ne fait rien.
Alors que les changements climatiques s’aggravent, les ouragans sont devenus plus forts, une réalité qui a forcé Pitre à déménager avec sa famille. Ils ont grouillé de son village natal de Cutoff à Raceland, un village plus au nord qui est mieux protégé du golfe du Mexique. Pitre, citoyen de la Nation unie Houma, a déclaré que d’autres Amérindiens de la région ont pris la même décision d’abandonner leurs terres ancestrales pour échapper aux dangers d’une côte en voie de disparition.
« Avec chaque ouragan, il y a du monde qui décide que c’est trop, Pitre a déclaré. Donc, la culture dans nos communautés est gone dans une région. Ça s’en va. Et après, nos traditions continuent de mourir. Comme l’érosion côtière persiste et nos terres diminuent, notre culture et notre histoire s’effacent doucement. »
Le « Coastal Protection and Restoration Authority » (CPRA) a mis en œuvre divers projets au fil des ans pour atténuer les dommages aux zones humides sur la côte, dans le cadre du « Coastal Master Plan » de l’État. Ce plan directeur coûtera 50 milliards de piastres et il faudra 50 ans à le réaliser. Cet été, le CPRA commencera la construction d’un projet à une échelle jamais tentée auparavant : la dérivation des sédiments du mi-Barataria qui coûtera presque 3 milliards de piastres. L’État installera une structure sur le fleuve Mississippi près d’Ironton dans la paroisse de Plaquemines qui peut s’ouvrir à certaines périodes de l’année. Cela permettra à 75 000 pieds cubes par seconde d’eau et de sédiments du fleuve de s’écouler à travers un canal de ciment de 2 milles de long dans le bassin de Barataria.
Selon les responsables de l’État, le projet construira 21 milles carrés de nouvelles terres en 50 ans, qui représentera finalement 25 pour cent de toutes les zones humides restantes dans le bassin de Barataria d’ici 2070. Les responsables s’attendent à ce que le projet soit terminé dans au moins cinq ans.
Alors que l’idée de construire des terres semble prometteuse pour un huîtreur comme Pitre, par un coup du destin, l’afflux soudain d’eau douce de la dérivation aura « des impacts majeurs, permanents et néfastes » sur les huîtres du bassin de Barataria, selon une étude environnementale publiée par le corps d’ingénieurs de l’armée des États-Unis. Les sédiments recouvriront les lieux de pêche aux huîtres, tandis que l’eau douce rendra de nombreux bancs d’huîtres improductifs dans le bassin. La dérivation aura également des répercussions négatives sur les populations de chevrettes grises, alors qu’on prévoit que 97 pour cent des 2 000 dauphins du bassin de Barataria mourront.
Le droit de la terre pour la pêche aux huîtres de Pitre est situé juste à l’ouest du Bayou Lafourche, dans le bassin de Terrebonne, qui borde la zone d’impact de la dérivation. Pourtant, il craint d’être assez proche de la dérivation pour subir des conséquences négatives. Lorsqu’il y aura un vent d’est, il pense qu’il existera des effets, assez mal pour qu’il soit préoccupé par la possibilité que le futur de sa compagnie soit en danger.
« C’est comme accepter le fait que t’as un cancer de stade 4 et que tu vas mourir, Pitre a déclaré. Je vais au moins essayer de vivre ma vie le plus longtemps possible. »
Les pertes dans le bassin de Barataria
Entre 1974 et 1990, environ 5 700 acres par année ont été emportés dans le bassin de Barataria en raison d’une combinaison de facteurs : l’élévation du niveau de la mer et des facteurs naturels comme l’érosion par le vent et les vagues, mais aussitte le résultat des activités humaines. Selon une étude récente publiée dans la revue « Nature Sustainability », les levées le long du fleuve Mississippi, ainsi que les puits d’huile et les canaux, sont les facteurs principaux pour lesquels les terres dans le bassin de Barataria ont disparu. Les champs d’huile et les canaux creusés pour atteindre ces puits d’huile ont causé des problèmes d’érosion et d’affaissement. Sans l’eau douce et les sédiments qui étaient autrefois régulièrement déposés par le Mississippi, le marais a continué à disparaître sans moyen de se reconstruire.
Les représentants du CPRA soutiennent que la dérivation imitera les processus naturels qui existaient avant la construction des levées. Bren Haase, directeur exécutif du CPRA, a souligné que le bassin de Barataria est privé d’eau douce et de sédiments, et que la dérivation insufflera une nouvelle vie à un écosystème en voie de disparition. « Un projet comme ça va remettre à zéro ce genre d’équilibre entre l’eau douce et l’eau salée, qui est nécessaire », il a déclaré.
Ne rien faire est un trop grand risque, a dit Haase, car sans la dérivation, les problèmes ne feraient que s’agraver. Des chercheurs préviennent que 550 miles carrés de marais disparaîtront dans le bassin de Barataria dans les 50 prochaines années si rien n’est fait. Moins de marais rendraient plusieurs communautés côtières plus vulnérables aux ouragans. Le bassin de Barataria continuerait de perdre de sa productivité : selon l’évaluation du corps d’ingénieurs de l’armée : deux fois moins d’huîtres et 30 pour cent moins de chevrettes sont capturées dans le bassin comparativement à il y a 20 ans. L’industrie des huîtres et des chevrettes grises finirait par être paralysée quand-même.
Pourtant, le rapport du corps d’ingénieurs de l’armée indique également que les changements dans l’industrie de la pêche dans le bassin se produiront « des décennies plus tôt » avec la dérivation en place. Pour cette raison, George Ricks, un capitaine de bateau de la paroisse de Plaquemines et président de la « Save Louisiana Coalition », est fortement opposé au projet. Avec ou sans dérivation, l’industrie de la pêche dans le bassin sera modifiée de façon permanente. Mais pour Ricks, la différence est le moment.
« Si nous-autres, on fait pas rien, dans 50 ans, on va perdre la pêche quand-même, a déclaré Ricks, qui critique la dérivation depuis des années. Mais donnez-nous-autres 50 ans. Nous-tuez pas asteur. Et c’est exactement ce qu’ils vont faire avec ce projet. »
Ricks préférerait que les communautés côtières aient plus de temps pour s’adapter aux changements qui se produisent dans le bassin de Barataria. Pour lutter contre la perte de terres, il préférerait que l’État drague un tas de sédiments et les pompe dans le bassin pour construire plus de terres et d’îles barrières. Le CPRA utilise déjà cette tactique partout sur la côte, y compris dans le bassin de Barataria, mais l’agence ne considère pas qu’il s’agisse d’une option durable à long terme. La dérivation, d’autre part, offrirait théoriquement un approvisionnement apparemment sans fin de sédiments du fleuve Mississippi.
Pourtant, si l’idée est de construire de la terre, Ricks ne voit pas comment 21 miles carrés de terres construites en 50 ans est une solution appropriée. L’ouragan Ida, par exemple, a détruit plus de 100 milles carrés de terres humides pendant quelques heures, en grande partie dans le bassin de Barataria. De son point de vue, les avantages attendus du projet ne valent pas le coût ni le sacrifice que les communautés côtières devront supporter. Une partie du bassin de Barataria se trouve dans la paroisse de Plaquemines ayoù il existe la plus grande flotte de pêche commerciale des États-Unis continentaux. Ricks a souligné que 70 pour cent des huîtres, chevrettes, crabes et poissons vendus commercialement en Louisiane proviennent des pêcheurs de la paroisse de Plaquemines.
« Dès qu’ils ouvriront les portes de ce projet ils mettront des gens au chômage », Ricks a déclaré.
Moyens de s’adapter
Lorsque le vent s’est calmé et qu’il était sécuritaire de mettre quelques pièges à Petit Lac, Pitre a navigué jusqu’à un endroit sur son droit de la terre et a préparé une cage. Dans un baquet au ras, il avait des centaines de minuscules huîtres qu’il a mis dans sa cage. Puis, il a jeté la cage dans l’eau. Il utilise une méthode de cultiver des huîtres appelée « Alternative Oyster Culture » (AOC), qui consiste à élever des huîtres dans des cages submergées mais suspendues au fond du marais, au lieu de la méthode plus traditionnelle ayoù les huîtres poussent sur des surfaces dures sous l’eau.
Plutôt que de compter sur des huîtres farouches, Pitre achète des milliers d’huîtres à la fois qui sont cultivées dans des écloseries, comme de « Triple-N-Oysters » qui les cultivent à des milles de la mer au Bâton-Rouge. Étant donné que les cages à huîtres de Pitre flottent ou sont suspendues, il y a un petit élément de mobilité qu’il possède qui autrement n’existerait pas dans les opérations plus traditionnelles qui reposent sur des structures sous-marines.
Cette flexibilité signifie qu’il pourrait être en mesure de sauver Bayou Rosa Oysters lorsque la dérivation ouvre. Il regarde les droits de la terre pour la pêche aux huîtres qui sont plus à l’ouest, qui auront probablement des niveaux de salinité plus stables que son droit de la terre actuel. Il pourra déplacer ses cages, grouiller à une nouvelle région et ramasser des nouvelles huîtres en relativement peu de temps.
Dans un avenir avec des afflux réguliers d’eau douce pleine de sédiments du fleuve Mississippi dans le bassin de Barataria, les bancs d’huîtres traditionnels pourraient être couverts de boue. Pitre a déclaré que puisque l’AOC n’a pas besoin de structures sous-marines, il pourrait fournir à certaines personnes qui perdent des bancs d’huîtres traditionnels un moyen de continuer à pêcher, tant que les niveaux de salinité sont corrects.
Afin d’atténuer les dommages causés par la dérivation vers les bancs d’huîtres et les lieux de pêche, ainsi que ceux qui seront touchés par les inondations, les responsables de l’État réservent plus de 370 millions de piastres. Haase avec le CPRA a fait remarquer qu’une partie de cet argent sera consacrée à des mesures incitatives pour les compagnies d’huîtres comme celle de Pitre, ainsi qu’à l’ouverture de nouveaux lieux de pêche aux huîtres dans la mesure du possible. « Une personne qui pourrait avoir un banc d’huîtres qui est dans un endroit qui deviendrait improductif en raison de la dérivation peut chercher des cages dans un endroit qui pourrait être plus productif », il a déclaré.
Même encore, l’AOC n’est pas une solution aux problèmes prévus en raison de l’eau douce de la dérivation. « Peu importe le montant d’argent que tu donnes, si tu transformes complètement l’eau en eau douce, je peux pas fonctionner, Pitre a déclaré. Je peux rien faire avec ça. »
De plus, pour Pitre, quitter le droit de la terre pour la pêche aux huîtres de son grand-père n’est pas une décision facile à prendre. Attraper des huîtres à Bayou Rosa n’est pas une décision de business, c’est une décision qui est ancrée dans son héritage.
Avec ou sans dérivation, Pitre reconnaît qu’il y aura toujours perte de terres, de culture, de langue. D’autres ouragans s’abattront sur la côte et d’autres terres disparaîtront. Les gens de sa communauté continueront de battre en retraite dans le nord. Au lieu de céder au sentiment d’impuissance, Pitre se concentre sur la seule chose qu’il peut contrôler : aller dans le marais tous les jours pour attraper des huîtres.
« Je vais faire ce que je peux pour maintenir l’industrie, parce que c’est notre identité, il a déclaré. On perd tellement de culture, de langue française, de traditions. La pêche est une chose que je vais travailler le plus fort possible pour garder en vie pour qu’on puisse survivre. »