Une belle bouilloire d'écrevisses

Malgré des difficultés de l’année passée, des pêcheurs sont optimistes pour une nouvelle saison en pandémie.

Kathy Bradshaw, Correspondante - Nouvelle-Orléans, Louisiane, dans le terrain à Arnaudville

Probablement plus que toute autre chose, après la perte de vies à cause de la COVID-19, la plupart des gens lamentent la perte de l'interaction sociale et les difficultés qui existent asteur pour faire la veillée. La pandémie a annulé nos festivals, nos soirées, et nos principaux événements sociaux. Icitte, en Louisiane, nous nous assemblons autour de l'arbre de Noël, puis tout au long des parades du Mardi Gras à l’assemblée autour de la marmite à écrevisses.

Mais avec la possibilité de rassemblements actuellement restreinte ou carrément interdite, et avec les parades du Mardi Gras annulées, la question nous nous posons asteur est : Qu'est-ce que cela signifie pour la saison des écrevisses cette année ?

Le pêcheur d’écrevisses David Durio est prudemment optimiste quant à l'avenir des écrevisses pour le printemps. Il dit que l'hiver doux prévu malgré le froid sévère qui affecte l’État en ce moment est un bon signe pour leur abondance et leur taille. Et si ses prises jusqu'à présent sont une indication —abondantes et pleines d'écrevisses aussi grosses que les noix de coco Zulu— les choses semblent encourageantes.

Cependant, il ajoute également : « C'est difficile à dire à cause de ce coronavirus. »

L'année dernière, le virus l'a amené à écourter sa saison de pêche, car toutes les fermetures de restaurants ont pris une grande partie de ses revenus. Et même s'il était toujours en mesure de vendre des écrevisses aux supermarchés et à d'autres entreprises « essentielles » qui ne fermaient pas, ainsi qu'à faire des « ventes privées » aux particuliers et aux familles, ce n'était tout simplement pas suffisant. Vendre un sac ou deux d'écrevisses pour que quelques familles puissent chacune avoir leur propre petit bouilli d’écrevisses privé, ce n'est pas la même chose que de vendre 450 livres de ces fameux arthropodes à plusieurs restaurants locaux.

« J’ai arrêté en mai, surtout parce que le prix était au point où il était suffisamment bas pour que je m’en sorte », dit-il. « Cela ne valait plus la peine pour moi de pêcher. »

Durio est un récolteur d'écrevisses à plus petite échelle. Il possède 60 acres d'étangs d'écrevisses à Arnaudville et il capture entre 5 et 20 sacs d'écrevisses par semaine. Par contre, des grands récolteurs d'écrevisses pourraient récolter jusqu'à 400 sacs par semaine sur 300 acres d'étangs. Comme Durio travaille à plein temps comme informaticien à Laplace, la pêche est plutôt une activité de loisir, un travail d'amour. Il le fait pour la joie de la pêche et son appréciation de la nature.

« C'est juste le plein air, la nature », dit-il. « C’est d’être avec les oiseaux, les cocodries, et les serpents—c’est l'aventure. C'est la chaleur du soleil sur vous en été, et de rester tout emmitouflé pendant l'hiver. »

Pour lui, la pêche à l’écrevisse est une entreprise familiale qui remonte à plusieurs générations : son oncle possède 200 acres d'étangs et a également enseigné des cours de gestion des écrevisses à l'Université de Louisiane à Lafayette. Durio lui-même a appris le commerce des écrevisses avec son père, qui le faisait sortir aux étangs même quand il était enfant.

« J'ai grandi ici », dit-il en attachant un sac d'écrevisses fraîchement pêchées. « Mon père avait l'habitude d'emmener mon frère et moi ici tous les dimanches après-midi parce que ma mère voulait se débarrasser de nous. Depuis que j'étais enfant, j'ai [pêché des écrevisses] à très petite échelle, juste pour jouer dans le fossé et des trucs comme ça. »

Il explique que sa famille a commencé à pêcher commercialement après que de nombreux éleveurs de bétail locaux « se sont retirés du commerce de bétail » au début des années 80 et ont converti leurs terres en étangs. Plus tard, lorsque le père de Durio a pris sa retraite et ne travaillait plus avec des écrevisses, il a passé le flambeau à son fils. Asteur, Durio pêche à l’écrevisse à la fois pour le plaisir et pour le profit depuis une décennie.

« Il y a environ 10 ans, mon père avait pris sa retraite et il m'a demandé si j'étais intéressé par les étangs d'écrevisses, et j'ai répondu oui. C'était comme rentrer chez moi et je l'ai adoré. Je me suis souvenu de tous ces petits voyages du week-end, quand il nous emmenait ici ».

Mais Durio n'a pas seulement des écrevisses dans son ADN, il a également une lignée de sang cadien qui peut être retracée jusqu'en Nouvelle-Écosse. Il dit que ses grands-parents des deux côtés parlaient le français comme langue principale, avec très peu d'anglais. Ils se considéraient français, choisissant de se tenir légèrement à distance des non-français, qu'ils appelaient « les américains ». Et bien que Durio fasse partie des nombreuses générations de cadiens qui ont été forcés de parler anglais et punis pour avoir parlé français, il a quand même réussi à ramasser quelques phrases utiles. « Je connais tous les gros mots », plaisante-t-il.

C'est peut-être cet instinct de survie acadien qui a conduit Durio à traverser une saison incertaine de l’écrevisse en 2020. Il en a tiré le meilleur parti. Lors du confinement de l'année dernière, alors que la plupart des gens nettoyaient un placard ou regardaient leur série Netflix préférée, Durio a utilisé son temps supplémentaire en confinement pour continuer à pêcher. Lorsque le travail informatique de Durio s’est changé en télétravail, il a profité de la flexibilité et de sa bonne connexion Wi-Fi pour travailler directement depuis ses étangs d'écrevisses.

« Je venais ici le matin, je me connectais et j’assistais à ma réunion de 9 heures », explique-t-il. Ensuite, il pouvait appâter quelques pièges lors d'une pause-café, ou trier quelques sacs d'écrevisses pendant le déjeuner. « Je travaillais une journée de huit heures. Je le faisais juste à distance. Vraiment à distance ».

Mais avec la Covid 19, les ventes étaient toujours en baisse et l'amour commun pour les écrevisses faiblissait—sûrement parce que l'aspect communautaire était, en fait, complètement hors de question. Manger des écrevisses, c'est vraiment faire un bouilli d’écrevisses : « la congrégation et la collaboration entre les individus, juste le plaisir de tout le monde se réunissant », comme le décrit Durio. Les écrevisses rassemblent les gens pendant cette période de l'année et les bouillis d'écrevisses sont un rite de passage en Louisiane.

Mais avec les rassemblements et les fêtes de groupe interdits ou limités à cause des risques sanitaires, c'était tout simplement moins amusant.

« C’est comme si le prix baissait, et en mai, les gens en avaient marre des écrevisses », dit Durio.

Cela est sans doute parce que les écrevisses sans bouilli d’écrevisses ne sont que … eh bien, les écrevisses. Et aussi riches en protéines et savoureux que soient ces crustacés, ils sont destinés à être consommés en compagnie.

« Les gens prennent ça pour acquis », dit Durio. « Et maintenant que c’est parti, à cause de ce virus maudit, il vous manque. Et vous priez pour que cela revienne comme avant. »

La Covid n’a pas seulement affecté les moyens de subsistance de Durio, il l’a également frappé personnellement. En mars dernier, le père de Durio a contracté la maladie. Après avoir passé deux semaines sous respirateur, Durio Sr., 93 ans, s'est miraculeusement rétabli, pour décéder quelques semaines plus tard en raison de complications. Pour aggraver les choses, le père de Durio a attrapé la Covid dans la maison de retraite où il avait vécu, ce qui a fini par avoir le plus grand nombre de décès de toutes les maisons de retraite en Louisiane. Comme beaucoup le savent déjà, le nombre de morts parmi les personnes âgées dans de telles maisons est devenu une sorte de scandale silencieux dans l'état, ainsi que dans tout le pays, et encore un autre exemple des retombées de la COVID-19.

Du côté positif, le père de Durio était un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale et a été traité avec toute la pompe et grande cérémonie que cela impliquait. Environ 200 personnes sont venues lui rendre un dernier hommage même avec les restrictions liées à la pandémie.

« Quand il est décédé, les funérailles ont été l'un des premiers jours où ils ont ouvert l'église à une grande foule. Il a donc eu un sacré départ », explique Durio. « Il avait la garde blindée complète avec un salut de 21 canons. L'église était bondée, ce qu’il bien méritait. »

C’est une nouvelle année asteur, et nous venons juste de commencer une toute nouvelle saison des écrevisses. Et malgré le fait que la pandémie continue de se prolonger, les cas augmentent, et les restrictions sur les rassemblements risquent, encore une fois, de limiter sérieusement cette partie cruciale de la culture de la Louisiane qu'est le bouilli d’écrevisses. Néanmoins, tout n'est pas perdu pour les pêcheurs d'écrevisses ni pour les gens qui aiment manger des écrevisses.

Durio, pour sa part, semble commencer 2021 avec de la confiance pour une bonne saison. « Je pense qu'il y a beaucoup plus d'espoir, beaucoup plus d'optimisme [cette année] », dit-il.

Même s'il n'est toujours pas sûr de se rassembler dans des groupes massifs de mangeurs d’écrevisses, et même si vous ne vous sentez pas à l'aise pour dîner à l'intérieur dans un restaurant, il existe encore de nombreuses façons de profiter à la fois de la saveur et de la camaraderie des écrevisses. Les restos d'écrevisses « drive-through » deviennent communs, de sorte que vous et votre entourage pouvez profiter de l'aspect plus sûr des écrevisses à emporter.

« Les gens auront toujours envie d’écrevisses ; vous allez simplement les obtenir et les faire bouillir dans votre jardin au lieu d'aller les chercher au restaurant local », prédit Durio.

Cela dit, avec plus de restaurants maintenant ouverts et en activité, la fréquentation des restaurants est certainement en hausse par rapport à l'année dernière, de même que les ventes d'écrevisses. Pour les pêcheurs d'écrevisses, cette saison s'annonce prometteuse.

« J'ai parlé à la dame qui dirige le magasin d'appât icitte, et elle a dit : « Oh, les restaurants demandent déjà le meilleur prix pour les écrevisses », explique Durio. « Donc, dans cet aspect, il semble que ça a l'air mieux. Il y aura plus de demande de la part des restaurants. Nous allons toujours avoir les ventes privées. Nous avons toujours les épiceries, des entreprises essentielles. »

De plus, « l’expédition et le trempage » des écrevisses aident les gens aux deux côtés de l'étang—ceux qui récoltent et vendent les écrevisses ainsi que ceux qui les achètent. Durio explique que le transport aérien d'écrevisses fraîches le lendemain et les livraisons en 24 heures permettent aux amoureux d'écrevisses de s’en rassasier non seulement en Louisiane, mais au Texas, en Floride, en Alabama et au Mississippi. Cela élargit également le marché, aidant ainsi les pêcheurs d'écrevisses. Le « trempage », c'est quand ils font bouillir des écrevisses avant de les congeler, ce qui prolonge leur longévité et rend les écrevisses fraîches plus facilement disponibles toute l'année—un avantage pour les connaisseurs d'écrevisses et les restaurants qui les accueillent. Alors qu'un plat d'écrevisses servi hors-saison était jusque récemment une indication sûre d'écrevisses importées de Chine, ce n'est plus le cas. Le trempage permet un approvisionnement constant en produit frais et local.

Ce ne serait pas le printemps en Louisiane sans la possibilité de manger des écrevisses parmi au moins quelques amis. Nous trouverons en quelque sorte un moyen de profiter en toute sécurité de ce qui est devenu une partie aussi importante de notre culture que le Mardi Gras, les Saints et notre héritage francophone. Il y aura toujours des bouillis d'écrevisses et il y aura toujours des gens qui se rassemblent pour un amour partagé de ces « punaises de boue ». On va s’adapter mais Covid ne peut pas annuler la saison des écrevisses.

Photos par Kathy Bradshaw