Grâce aux efforts des anciens et des enfants inscrits dans un programme d'immersion, cette petite ville de Louisiane possède l'un des pourcentages les plus élevés de locuteurs du français aux États-Unis.
Par Sara Guillot
« Je t'aime grand comme ça », me disait mon grand-père, les bras les plus tendus que possible. J'étais jeune, avant l'âge scolaire, et ces mots m'étaient étrangers. Mon grand-père, qui n'est pas d'ici, n'a pas grandi en parlant français. Cependant, chez nous-autres, à Pierre Part, il est pratiquement impossible d’y vivre sans apprendre quelques expressions familières.
Pierre Part est un petit village situé dans la paroisse de l'Assomption, où les Acadiens sont arrivés à la fin du XVIIe siècle. Aujourd'hui, près de 40 % des habitants de Pierre Part parlent encore au moins un peu de français, selon le Bureau du recensement des États-Unis, ce qui représente l'un des pourcentages les plus élevés de tout le pays. Bien que le nombre de locuteurs de langue maternelle française ait diminué au fil des ans, la langue et la culture occupent une place particulière dans le cœur de la communauté.
J'ai commencé à apprendre la langue quelques années plus tard grâce au programme d'immersion française de l'école primaire de Pierre Part. À ce moment-là, j'ai pu comprendre ce que mon grand-père me disait.
J'ai considéré le français comme un nouveau superpouvoir. Je pouvais écouter des adultes qui bavardaient en ville et comprendre ce qu'ils disaient sans attirer l’attention. Lorsque ma petite sœur a commencé à apprendre le français, nous avons traité la langue comme un code secret, étranger à nos parents anglophones. Ce n'est que bien plus tard que j'ai pu apprécier ce que l'apprentissage du français signifiait pour moi et pour ma communauté.
La langue française à Pierre Part a commencé à décliner lentement lorsque les enfants ont commencé à fréquenter les écoles publiques au milieu du XXe siècle, après que la Constitution louisianaise de 1921 a déclaré que la langue d'enseignement dans les écoles publiques de l'État devait être l'anglais, malgré la présence de majorités francophones dans de nombreuses communautés. Ray Crochet, qui a grandi à Pierre Part, m'a raconté que même si ses enseignants décourageaient les enfants de parler français en classe, ils tenaient en compte des difficultés qu'ils rencontraient au début.
« Ils sympathisaient avec nous-autres. Ils pouvaient pas bien enseigner s'ils comprenaient pas. Nous-autres, on était aussi étrangers pour eux-autres qu'ils l'étaient pour nous-autres, et puis ils voyaient bien qu’on faisait le mieux possible. » Il a expliqué qu'il était enthousiaste à l'idée de répondre à une question en classe, mais que les mots sortaient à moitié en anglais et à moitié en français.
En grandissant, Crochet a enduré la stigmatisation que les américains, ou les anglophones, associaient à sa langue maternelle. La barrière linguistique le sépare, lui et les autres habitants de Pierre Part, du reste de la paroisse qui a adopté l'anglais à plus grande échelle.
« Comme tu pouvais pas t’exprimer en anglais aussi bien que l’autre, il y avait du monde qui pensait que toi, t’as manqué d'intelligence, a-t-il déclaré en faisant référence au fait de travailler aux côtés d'anglophones. Mais on mesure pas notre intelligence par rapport à la langue qu’on parle, ou même à la maîtrise de cette langue. »
Crochet a dit qu'il revient encore souvent au français lorsqu'il parle avec sa femme, Bessie, ou lorsqu'il rencontre ses anciens amis. Il a mentionné à quel point le français leur est apparu plus naturellement et qu'ils sont plus à l'aise pour le parler que l'anglais.
Malgré la trajectoire descendante du nombre de francophones en Louisiane au cours des décennies, de nombreux gens du Pierre Part ont insisté pour transmettre la langue. Carol Ann Aucoin, ancienne directrice de l'école primaire de Pierre Part, a transmis la langue à ses filles parce que leurs grands-parents et arrière-grands-parents parlaient français.
« Mes filles parlent le français non pas parce qu'elles l'ont appris à l'école, mais parce qu’on pensait que c’était important qu’elles avaient la possibilité de communiquer avec leurs grands-parents », elle a déclaré.
En 1990, Aucoin a été contactée par Ed Cancienne, l’ancien surintendant des écoles, pour discuter des améliorations à apporter au système éducatif de Pierre Part. Aucoin a exprimé son désir de mettre en place un programme d'immersion française. Cancienne lui a donné le feu vert et elle a obtenu le soutien enthousiaste des habitants et de certains enseignants de l'école.
En 1991, le programme d'immersion française de Pierre Part a officiellement démarré avec deux classes, la maternelle et le premier livre, ce qui en fait l'un des programmes les plus anciens de l'État.
« Nous-autres, on a pensé que c’était mieux de commencer avec ces deux classes, puis d'ajouter une autre classe chaque année, jusqu'à la huitième livre, a expliqué Ruth Blanchard, ancienne enseignante de français à l'école primaire de Pierre Part et à l'Assumption High School. Comme ça, les enfants étaient d'abord exposés à la langue à un moment où ils pouvaient apprendre le français en même temps que leur langue maternelle, puis développer sur cette base tandis qu'ils progressaient à l'école. »
Chaque jour, Blanchard a enseigné une demi-heure de français à des élèves de la maternelle au quatrième livre qui n'étaient pas inscrits au programme d'immersion. Cela a permis à tous les élèves d'être exposés au français, même s’ils ne faisaient pas partie du programme.
Il était important pour les enseignants et le corps professoral d'impliquer la communauté. Les élèves ont participé à divers événements dans le village, notamment en chantant pour l'illumination de l'arbre de Noël et en servant la messe en français à l'église catholique Saint-Joseph le travailleur.
« C'était très important pour la communauté de voir ces jeunes gens parler français, a déclaré Blanchard. Beaucoup de personnes âgées sont venues à la messe parce qu’ils se rappellent de l'avoir entendue en français. Ils ont jamais pensé qu'ils auraient la chance de l'entendre une autre fois. »
Les étudiants ont également participé au « Fais-Do-Do », un événement musical et culinaire organisé par Les Amis du Français de Pierre Part, une organisation à but non lucratif qui vise à protéger le programme d'immersion, afin de mettre en valeur le patrimoine du village pour les jeunes générations.
Christopher Templet a suivi le programme d'immersion française de 2006 à 2015, notamment parce que les membres de sa famille, en particulier du côté de son père, parlent français. À la fin du programme, il a eu le sentiment d'être véritablement bilingue. Aujourd'hui, il parle français avec sa famille et s'est fait des amis francophones à l'école.
« Le français est quelque chose que je vais garder avec moi pour toujours. Cette langue m'a permis de me sentir vraiment en contact avec les racines de mon pays d'origine. Je comprends mieux la vie au Pierre Part, la vie en général, en sachant que c'est ce que faisaient mes ancêtres. Ça m'a vraiment aidé à construire mon identité. »
Si certains étudiants en immersion ont mis fin à leur aventure avec le français après avoir terminé le programme, d'autres ont pleinement adopté la langue et l'ont intégrée à leur vie quotidienne, comme Erin Barbier, qui a fait partie de la première classe en 1991. Bien que le français ait disparu de sa vie pendant un certain nombre d'années au cours de ses études secondaires, elle a été attirée à nouveau par cette langue en dernière année du lycée. Après avoir obtenu son diplôme, elle a continué à étudier le français à l'université.
Aujourd'hui, elle est coordinatrice de l'enseignement des langues du monde au sein de l'Austin Texas Independent School District et présidente sortante de l'Association des langues étrangères du Texas. Elle a ouvert deux programmes de français au Texas, qui sont toujours actifs. Son poste actuel dans l'administration lui permet de jouer un rôle plus important en aidant les étudiants qui cherchent à apprendre une deuxième langue.
« Pierre Part est un très petit village, mais le programme d'immersion en français m'a ouvert les yeux sur l'histoire de ce que cela signifiait d'être Cadien, de ce que cela signifiait d'être issu d'une famille de francophones », a déclaré Barbier.